✍️ Écrire, c'est vraiment un métier ?
[Hors-série #05] Ce serait pas plutôt un truc de saltimbanques ?
C’était un début de journée comme les autres, il y a quelques années, autre vie, autre époque : je faisais du SEO.
Chemise, béret et boléro enfilés pour se plier aux exigences fringuées de la réunion client, je me pointe à l’agence quelques minutes en avance pour vérifier que la salle est clean. Les clients arrivent ; salut timide. Ils ne le diront pas, mais je sens que ça les emmerde d’être ici, avec leurs tronches en berne comme un drapeau fatigué.
Cafés distribués, lumières éteintes, le projecteur toussote un long râle d’agonie, comme si cette énième formation de rédaction web l’épuisait déjà avant même d’avoir commencé sa litanie.
J’envoie le PowerPoint, et je marque une pause.
Mes trois comparses sont silencieux, bras croisés, regards cloués à l’entête de la présentation. Je fronce les sourcils : la table est vide. Pas un seul ordinateur. Pas un seul calepin. Pas un seul papier, et encore moins de stylos. Que dalle. Le néant.
— Ah, vous ne prenez pas de notes ? dis-je sur un ton badin.
Le premier se retourne. C’est le responsable marketing, les deux autres sont stagiaires :
— Pourquoi, c’est nécessaire ?
Je m’abrutis dans une moue interloque.
Des clients qui ne prennent pas de notes, j’en avais déjà connu, mais c’était surtout par étourderie : ce simple commentaire suffisait généralement à les ramener sur le chemin du juste. Mais là, je subodore le traquenard, l’effronterie sauvage, le type mal luné qui veut en découdre avec ses dents.
Franc sourire, je m’efforce d’être pédagogue :
— Eh bien, il vaudrait mieux. On va aborder quelques notions délicates, ce sera plus facile pour vous de vous en souvenir.
Le responsable market’ balaie ma réponse d’un revers de main :
— Je pense que ça va aller. Écrire, c’est pas très compliqué, tout le monde sait le faire.
Stupeur.
En ces temps préhistoriques à l’échelle du web, j’étais moins bien armé pour répondre à ce genre d’objections, et puis surtout, j’étais en pleine dissonance cognitive avec les métiers de l’écriture web : j’avais d’un côté peu de considération pour le métier de rédacteur, qui se résumait pour moi à pisser du texte au kilomètre dans l’urinoir Google, et de l’autre j’avais la sensation que ces boulots étaient sacrément dévalorisés par rapport à ce qu’ils pouvaient générer comme valeur auprès des entreprises.
« Je pense que ça va aller. Écrire, c’est pas très compliqué, tout le monde sait le faire. »
Cette petite phrase assassine tourne en boucle dans ma caboche, mais je claquemure mon bec, et j’entame ma formation comme si de rien n’était.
« Écrire, c’est pas très compliqué, tout le monde sait le faire »
Des anecdotes de ce type, tout le monde en a à la pelle : peut-être pas aussi crues, peut-être pas aussi franches, mais tous les écrivants ont certainement connus ces piques (voire parfois ces fourches), ces attitudes, ces non-dits qui vous ramènent à votre malheureuse condition de troubadour 3.0 : écrire, ce n’est pas très compliqué, et ce n’est pas vraiment un métier non plus, faut arrêter la déconnade.
Des années plus tard, lorsque je songe à ces myriades de petits cure-dents que l’on m’a envoyés en pleine poire, surgit une question diffuse qui, à ce stade, nécessite d’être clairement formulée :
Mais pourquoi un tel mépris envers les métiers de l’écriture ?
Pour ma part – car j’ai été concerné, vous l’aurez compris – je pense qu’il y a eu deux événements significatifs dans ma vie : le premier, ce sont mes parents qui me répétaient qu’écrire, ce n’est pas un métier (j’avais la douce dinguerie de devenir écrivain) ; le second, c’est l’agence où je bossais, et où l’écriture était conçue comme des miettes balancées à un moteur de recherche affamé de ranking.
Écrire, c’était d’abord pour Google, éventuellement ensuite pour des humains.
Et ce ne sont pas les vieux briscards du métier, lesquels enchaînaient des tartines pour du rachat de crédit, qui me contrediront sur ce point, ni les rédacteurs des plateformes de linking, d’ailleurs… Et encore moins Victoria : « Tel que je le vois, au départ, la rédaction était très orientée SEO, on écrivait essentiellement pour Google, beaucoup d’entreprises sollicitaient les rédacteurs en ce sens. Et puis on s’est rendu compte que le contenu apportait des leads, que ça pouvait positionner une entreprise comme experte sur un sujet. »
Mais n’y a-t-il pas un dénominateur commun à cette déconsidération des métiers de l’écrit, hormis les frasques capitalistes d’un moteur de recherche ?
Selon Antoine, il est possible de circonscrire l’origine de ce problème au fait que l’écriture, c’est quelque chose que l’on a tous appris à l’école, avec par conséquent tous les biais que cela peut induire dans le subconscient : « Le problème avec cette matière qu’est le langage, c’est qu’il s’agit de quelque chose que l’on utilise au quotidien. C’est très universel, alors les gens pensent naturellement qu’ils savent écrire, qu’ils peuvent s’improviser rédacteur ou écrivain ».
Improviser, c’est le mot. Car si l’on sait tous gribouiller des « bonhomme-bâtons » comme nous glisse malicieusement Antoine, ce n’est pas pour autant que l’on peut endosser les atours de peintre ou de dessinateur : « Pour moi, c’est un gros manque d’appréciation et de lucidité » poursuit-il. « On ne peut pas devenir rédacteur comme ça, ce n’est pas parce qu’on écrit tous les jours qu’on sait écrire ».
Un constat cinglant également partagé par Matthieu : « J’accompagne des entrepreneurs en coaching, et lorsque je lis leurs premiers jets, je constate qu’ils sont généralement catastrophiques, à tout point de vue : grammaire, rythme, enchaînement des idées… Les bases ne sont pas là du tout, mais c’est pour ça que je les aide ! », et Victoria d’ajouter : « Je crois qu’on mélange un peu tout. On a tous appris à écrire, c’est un fait. Mais rédiger de façon professionnelle, ce n’est pas la même chose, ce n’est pas le même apprentissage. »
Serait-il donc possible que l’écriture requière de véritables compétences qui ne s’apprennent pas sur les bancs du primaire ou du collège ?
Serait-il possible que l’écriture soit un vrai métier ?
Il semblerait bien que oui : l’écriture persuasive, la conception de publications LinkedIn ou la composition de séquences d’email dépassent vraisemblablement le simple cadre de la maîtrise grammaticale et orthographique (éléments fondamentaux qui, on l’a vu, ne sont pourtant pas toujours bien maîtrisés par ceux qui s’essaient à l’exercice).
La seule rédaction SEO à visée d’optimisation moteur exige par exemple une excellente connaissance des besoins de la cible, puisque Google n’est rien moins qu’un reflet de la demande des utilisateurs, sans compter les recherches nécessaires à l’élaboration du sujet, ou l’arsenal d’optimisations techniques à déployer sur un contenu d’acquisition : titraille, Hn, mise en gras, maillage…
En dépit de ce que peuvent affirmer les chamans et autres prestidigitateurs de l’optimisation décontractée du taux de conversion, le copywriting est également une compétence qui nécessite d’importantes capacités de structure et d’analyse outrepassant largement la simple rédaction de « tous les jours », puisqu’il s’agira d’inciter les cibles à passer à l’action via divers leviers – notamment celui du Verbe – tandis que le métier s’oriente de plus en plus vers l’analyse a posteriori des actions déployées…
Et pour ceux qui pratiquent l’écriture créative ou littéraire (et qui voudraient en faire un métier) : contrairement à ce que certains claironnent, écrire de la littérature, c’est quelque chose de difficile et d’exigeant qui nécessite assiduité et discipline pendant plusieurs années. Personne ne devient chef cuistot au bout d’une semaine : eh bien, là, c’est pareil. Une fois encore, ce n’est pas parce que vous faites la popote tous les soirs que vous pouvez prétendre aux 3 étoiles du guide Michelin… Ce que ne dément pas Emilie : « L’écriture, c’est une compétence qui se travaille pendant des années, pour ne pas dire depuis l’enfance. Si t’es pas à l’aise avec les mots, t’auras beau faire toutes les formations du monde, ce sera compliqué d’être bon ».
Mais alors, pourquoi diable bon nombre d’entreprises ne parviennent-elles pas encore à saisir la plus-value que peuvent leur apporter les métiers de l’écriture ?
C’est peut-être que, justement, le problème réside dans cette valeur perçue de l’écrit.
Le contenu, un gisement négligé par les entreprises ?
Si les métiers de l’écriture souffrent d’une considération aussi aléatoire, si les entreprises ne comprennent pas la valeur ajoutée qu’ils peuvent leur apporter, c’est peut-être qu’en effet, elles ne voient pas bien leur utilité au quotidien.
Un (sérieux) problème que Victoria soulève avec dépit : « Avec le recul, c’est vrai que j’ai vu des boîtes qui ne confient la partie rédactionnelle qu’à des stagiaires, et qui se justifient en disant qu’il n’y a pas besoin d’embaucher quelqu’un pour ça, que ça fonctionne très bien de cette manière. Le truc, c’est que tous les six mois ça change de personnes, le style n’est pas le même, le ton non plus, il n’y a aucune harmonie, on fait ça au pifomètre, sans objectif. Je pense qu’il y a un vrai besoin de compréhension, il faut faire de la pédagogie auprès des entreprises. »
Émilie précise : « C’est vrai, j’ai même vu des annonces où des boîtes recherchaient des stagiaires pour de la prod’ de contenus avec, pour seul prérequis, « orthographe correcte demandée ». J’ai envie de dire, encore heureux, c’est un peu la base – et le reste, alors ? ».
La partie rédactionnelle déléguée aux stagiaires, ça, on a tous connu semble-t-il – comme si l’acte d’écrire était un mal nécessaire sur lequel il ne vaut cependant pas le coup de trop s’épancher. Combien de pioupioux se sont retrouvés à produire du contenu dès leur première semaine, sans formation appropriée ni objectif particulier, afin de satisfaire la fringale d’un moteur dégénéré ou d’impératifs absurdes de visibilité ?
Inutile de lever la main – ce serait trop fastidieux de tous vous compter.
Ce recours massif aux stagiaires ne serait-il pas une solution de facilité pour du contenu industriel destiné à combler le vide (ou à plaire à Google) par tous les moyens possible ? Émilie poursuit : « J’ai vu défiler pas mal d’entreprises qui voulaient par exemple refaire leur site web, avec l’intention de le remplir de tout un tas de textes, mais qui n’avaient pas forcément envie de pousser la réflexion plus loin ».
Pour Matthieu, le problème est plus insidieux : on serait dans une époque où l’on veut le beurre, l’argent du beurre, le fessier de la crémière, son logis et tout le reste de sa famille – « Il n’y a qu’à voir ce qui se passe aujourd’hui », commence-t-il avec emphase. « On est dans l’obsession de l’outil, du hack, du résultat qui arrive vite et sans effort. Il faut déployer une stratégie qui repose sur des mots ? Bah on va prendre un gratte-papier pour y répondre. On est dans le fantasme de l’automatisation totale, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’écriture, ça ne se fait pas tout seul, ça prend du temps. »
Marie hoche la tête à son tour : « Oui, aujourd’hui, les gens sont très pressés, ils sont dans une optique d’optimisation du temps et de la consommation, or ils devraient le prendre, ce temps, pour faire correctement les choses. Par exemple, en copywriting, on parle énormément de structures et de templates pour notamment gagner en temps et en efficacité, et je dis souvent à mes interlocuteurs : “réfléchissez deux minutes, si vous êtes mille à faire le même truc, vous croyez vraiment que vous allez créer la différence ?”
Difficile de leur donner tort. Il y aurait mille exemples à fournir en la matière, mais il suffit déjà de fréquenter quelque peu LinkedIn, cette basse-cour de la France Startup, pour s’apercevoir que n’importe quelle publication parlant d’outils ou de super hack 360 marketing carbure à toute berzingue en termes d’engagement :
Or, l’une des clefs d’une stratégie éditoriale réussie, c’est de « redonner du sens au temps vécu », comme l’affirmait autrefois Ricoeur ; c’est sortir de la communication fonctionnelle pour se recentrer sur soi, sur ce que l’on est, sinon quoi on se condamne à bricoler comme tous ses petits concurrents et à ne jamais sortir de la masse.
Sans compter que, comme le dirait madame Patmore dans Downton Abbey : « Un mauvais ouvrier n’a jamais de bon outil ».
« On est dans une époque d’indifférenciation totale », ajoute Antoine. « On ne sait pas faire la différence entre un bon et un mauvais texte. Les contenus qualitatifs que l’on peut faire, c’est à destination d’entreprises qui en ont compris la valeur, d’un public qui a saisi ce que ça peut lui apporter. »
Mais combien d’entreprises, aujourd’hui, n’ont pas encore compris l’intérêt d’une stratégie éditoriale bien ficelée pour leur activité ? À en juger l’extrême aridité des contenus que l’on peut consulter ici et là pour n’importe quelle branche, à la louche, ça en fait beaucoup. Comme si la production de contenus n’était l’apanage que des grandes boîtes ; comme si les TPE / PME n’étaient pas concernées par ce levier pourtant crucial en 2021.
Faut-il rappeler ici que l’écriture répond à plusieurs enjeux business (acquisition, transformation, visibilité, notoriété…) ?
Faut-il préciser que les internautes consomment de plus en plus de contenus (au sens global, donc vidéo, son, images…) avec la crise du COVID en accélérateur direct ?
Faut-il enfin indiquer que les contenus deviennent de véritables relais d’influence dans une économie de l’attention où la guerre est totale ?
« Au fond, je pense que beaucoup d’entreprises n’ont pas encore fait le lien avec la vente », conclut avec justesse Émilie. « Par exemple, elles ne pensent pas que le contenu puisse être un canal d’acquisition en tant que tel. À titre personnel, je vois encore beaucoup de blogs qui cherchent surtout à occuper le terrain, sans stratégie derrière ».
Ceci étant dit, n’est-il pas pour autant facile d’accabler les entreprises sans discernement ?
Nous autres professionnels n’avons-nous pas aussi une part de responsabilité dans cette mésestime des métiers de l’écrit ?
Il se pourrait bien que oui.
Le Big Bang des métiers de l’écriture
Il serait un peu trop osé de jeter la pierre à tous ces salauds d’entrepreneurs qui ne comprennent pas à quel point on est {utiles|géniaux|indispensables|autre adjectif quelconque}. Comme tempêtait ma mère quand j’étais gamin : « Poutre paille œil, tout ça, tout ça ».
Et là-dessus, soyons beaux joueurs : il y aurait bien deux ou trois choses à redire.
À commencer par la multiplication des titres de rédacteurs que l’on peut notamment croiser sur LinkedIn au détour d’un post sur les Leaders et les Suiveurs : « On ne facilite pas la tâche des entreprises en multipliant les titres comme copywriter, ghostwriter, rédacteur spécialisé SEO, etc », fait remarquer Victoria. « Je le vois personnellement quand j’accompagne mes clients, ils sont loin de toujours savoir qui fait quoi exactement. Nous, ça permet de nous catégoriser comme freelances, de montrer nos spécialités, mais les entreprises sont perdues ».
Force est de constater que oui, en effet, les entreprises sont souvent paumées face à tous ces gens aux titres ésotériques. Peut-être pas la grosse boîte du coin, mais pour ce qui est des PME / TPE, assurément.
Anecdote personnelle : un prospect m’a un jour sollicité pour du copywriting, mais après une courte discussion, il s’est avéré que ce qu’il voulait, ce dont il avait vraiment besoin, c’était… de la rédaction optimisée SEO.
« Ah bon, le copywriting, c’est des textes pour convertir ? Ah, d’accord »
Il faut cependant reconnaître que le temps de la « rédaction web » fourre-tout est révolu : les métiers de l’écriture se spécialisent, un copywriter n’a par exemple pas le même objectif, ni les mêmes compétences, ni les mêmes techniques qu’un rédacteur orienté SEO, si bien qu’il est aussi absurde de parler aujourd’hui d’un « rédacteur web » que d’un « développeur web ».
« Tu fais bien de souligner les métiers de la rédac’ », intervient Matthieu. « De mon côté, j’observe une grosse confusion sur ce que peuvent apporter les différents profils de rédacteurs. Ça n’aide pas à comprendre la valeur que peut apporter chacun… C’est sans doute un problème de maturité du marché. Aux États-Unis, copywriter est très bien compris, en France pas trop encore, quelque part c’est une chance car il y a énormément de choses à faire, à structurer ».
La France, trois trains de retard sur ses camarades anglo-saxons ? Marie semble partager cet avis : « La compétence éditoriale est très mal connue, donc reconnue, ici », explique-t-elle avec dépit. « Le volume prend sans arrêt le pas sur la créativité, comme si c’était l’un ou l’autre, comme si être bon et créatif ne pouvait pas être efficace – un comble quand on y pense ! Et puis, je pense qu’il y a aussi un côté tendance : par exemple, pour le copywriting, il y a beaucoup d’arrivants qui n’ont pas les compétences ou qui s’y prennent comme des vendeurs de tapis. Ce qui dessert la profession, ajoute de la confusion et amène les entreprises à se dire souvent “ok, le copywriting c’est du bonus, on verra quand on aura du budget”.
Matthieu approuve : « Il y a eu en effet un gros appel d’air, plein de gens qui s’engouffrent dans ce métier de copywriter, et qui n’ont pas forcément les compétences rédactionnelles ou la méthodologie adéquate. C’est ce que j’appelle le « Copywriting YouTube » et, en effet, ça empire la légitimité de la profession ».
Sur ce point précis, si le métier de copywriter n’a rien de nouveau – c’est tout simplement le boulot de concepteur-rédacteur que des petits marketeux ont rebaptisé pour faire so trendy – on ne pourra que s’alarmer devant toutes les formations à deux francs six sous qui déboulent pour vous permettre de gagner « des milliers d’euros chaque mois en rédigeant des copy »… avec les dégâts que l’on connaît derrière, car des pigeons, ce n’est pas ça qui manque.
Ne vous fatiguez pas, cette bannière n’existe pas, mais elle est assez proche de ce sur quoi on peut tomber parfois : le pseudo mystère, la promesse d’une formation incroyable de 4514 slides avec 36 vidéos et 14 podcasts, le costard cravate qui rit, le tutoiement immédiat à la Silicon Valley. Ne manque juste qu’un peu de FOMO, comme « plus que 3 exemplaires, dépêche-toi jeune gourgandin ! », et on y est.
Plus largement, des formations en rédaction web, il commence à y en avoir des tas, et il n’est pas toujours aisé de séparer les torchons des serviettes. Difficile dès lors d’en vouloir à ces personnes qui choisissent la mauvaise formation, et qui se font bourrer le mou avec des contre-vérités ou des préceptes tout droits issus du cambrien en termes d’actualité…
Émilie d’ajouter : « Certains se proclament rédacteurs parce qu’ils ont fait une formation, mais quand on regarde leur travail, les bases ne sont pas là. C’est dommage, car ça dévalue nos métiers. J’ai par exemple « récupéré » plusieurs clients déçus de leurs prestataires précédents », observation que corrobore Antoine : « Il ne suffit pas d’avoir des compétences techniques, il est également nécessaire d’avoir un esprit critique, de savoir lire entre les lignes, de faire la part des choses. C’est un métier complexe qui requiert un travail de fond. Or, quand on lit certaines choses, on y est pas du tout. C’est aussi pour ça que les textes produits par des IA peuvent être facilement confondus avec certains textes humains ».
L’absence de formation spécifique n’aide pas non plus à la reconnaissance du métier (et ne me parlez pas des écoles « digitales » : hormis quelques exceptions notables, on sait tous ce que ça vaut). Conséquence logique : c’est la foire au boudin et personne ne comprend plus rien, pas même ceux dont c’est pourtant le boulot.
« Je pense qu’il y a un problème de définition » continue Marie. « Certaines personnes se revendiquent par exemple copywriter alors que non, elles sont rédactrices, elles font de la rédaction, ça n’a rien à voir. C’est avant tout aux personnes qui font leur métier de savoir ce qu’elles font. Je vois tellement de copywriters qui se définissent par la négation… Du coup, moi, je ne cherche pas à me définir par une typologie de services : j’ai une vision, j’ai un process, les gens viennent me voir pour ça. C’est ma marque qui prend le dessus sur le métier ».
On l’a brièvement évoqué, mais justement : qu’est-ce que peuvent apporter les métiers de l’écriture aux entreprises ? Pourquoi viennent-elles nous voir, nous autres baladins du Verbe ?
En résumé : pour avoir l’Alpha et l’Oméga.
L’écriture, quelle valeur générée pour les entreprises ?
Je vous disais précédemment que l’écriture répond à plusieurs enjeux business ; j’imagine que vous n’allez pas vous contenter de cette assertion, bande de coquins, alors détaillons quelque peu la chose :
L’Acquisition d’audience : tous les textes à visée SEO rentrent dans cette catégorie, puisqu’un contenu optimisé pour un moteur à toutes les chances d’être visible dans les résultats de recherche… donc de générer du trafic, puis enfin, du chiffre d’affaires. Toutefois, si un ghost writer fait bien son travail (un prête-plume en bon français, soit le type qui écrit vos publications LinkedIn à votre place, par exemple), il basculera aussi chez vous un peu de trafic, ou déclenchera des leads, ce qui nous amène à…
La Conversion : oui, le contenu peut aussi transformer vos visiteurs en clients. On pensera notamment au copywriting, dont c’est le principal objectif, si ce n’est le seul (vendre), voire au contenu de marque qui pourra séduire les hordes d’indécis qui crapahutent sur vos dispositifs numériques. Contenu de marque qui aide également à développer…
La Notoriété : c’est même le principal intérêt du brand content et, plus largement, du content marketing – asseoir et valoriser l’image de marque de l’entreprise. Ce qui est intéressant avec la notoriété, c’est qu’elle génère un impact direct sur l’acquisition et la conversion (logique : plus vous êtes connu, plus vous avez de prospects, et donc de clients – enfin, si le reste suit). Sans compter qu’elle produit aussi un effet sur…
L’Engagement & la Rétention : on ne s’étonnera donc pas que le contenu puisse aussi fidéliser vos visiteurs (on revient au content marketing) et favoriser les interactions avec votre marque, ce qui entraîne en retour davantage d’audience et de ventes, puis davantage de… Bon, vous avez pigé.
Bref, je ne suis pas là pour vous faire un cours – mais quand je vous disais que les métiers de l’écriture se tiennent à l’Alpha et à l’Oméga, au commencement, au milieu et à la fin, ce n’était pas une blague. Il est donc d’autant plus incompréhensible que les profils littéraires ne soient pas davantage valorisés en entreprise…
Mais, dans l’ensemble, à quoi d’autre peuvent servir les métiers de l’écrit ? Quel regard, quelle vision peuvent-ils apporter à une entreprise ?
« Pour ma part, quand j’entame une mission opérationnelle, je vais implicitement réfléchir à tout le phasage stratégique » commence par nous expliquer Victoria. « Pour moi c’est ça être rédacteur, c’est avoir une capacité d’analyse, ça s’inscrit au long cours dans une strat’ plus globale. En B2B, les clients que j’accompagne ont tendance à me faire vraiment confiance, j’essaie d’être force de proposition sur la partie éditoriale, et ça fait souvent la différence ».
Une observation partagée par Antoine : « Oui, le concepteur-rédacteur doit aussi pouvoir s’occuper de la dimension stratégique. Tel que je le conçois, il a un rôle de conseil et d’orientation presque en temps réel, ça ne se limite pas au rôle d’écriture, ça se déverse sur beaucoup de champs de compétences associés ».
Quels seraient ces champs de compétences ? Pour Émilie, on peut les synthétiser en trois points : « Il s’agit d’abord de donner un ton, d’offrir une personnalité un peu différente à l’entreprise pour la démarquer des autres. Ensuite, on lui apporte une expertise, car tout le monde n’a pas le talent d’écrire. Très souvent dans les boîtes, on a des chargés de com’ qui sont des couteaux suisses, ils touchent à tout – marketing, SEO, graphisme, etc – mais on ne peut pas être bon en tout, ce n’est pas possible. Il faut déléguer à quelqu’un dont c’est le métier », confie-t-elle avant d’ajouter : « Enfin, on apporte un regard neuf sur les choses, on remet du sens et de la stratégie. J’ai parfois des clients qui arrivent et me disent « on n’arrive pas à expliquer correctement ce qu’on fait », du coup, je casse l’édifice pour tout reprendre de zéro, je les aide à prendre du recul. La conception-rédaction n’est pas uniquement un travail de forme, parfois, il faut réagencer totalement le fond ».
L’écriture, cristallisateur de sens et d’identité ?
Sur cette question, Marie enfonce le clou : « Tel que je le vois, j’apporte de l’harmonie, de la congruence, de la cohérence. Quand il y a un désaccord entre ce que la marque souhaite représenter et comment elle l’exprime, c’est souvent qu’il y a une dissonance généralisée ; si ce n’est pas réfléchi et coordonné autour d’une charte éditoriale, ça peut faire énormément de dégâts » dit-elle avant de poursuivre : « Vraiment, ça n’a pas de prix d’avoir quelqu’un qui t’aide à dire clairement les choses. J’ai beaucoup d’entrepreneurs qui me contactent pour faire ce travail avec eux. Accorder leur identité à leur style éditorial puis à leurs mots leur permet souvent de retrouver le sens véritable de ce qu’ils voulaient faire à la base. Ils en ressortent souvent en aimant leur propre projet ou marque davantage ».
Mais que se passe-t-il quand il n’y a aucune stratégie ? L’écrivant peut-il être d’une quelconque utilité ? Pour Matthieu, pas vraiment : « On ne peut pas faire grand-chose si l’intention n’est pas clairement posée, s’il n’y a aucun objectif à accomplir, on ne peut pas faire de miracles » fait-il d’abord remarquer. « Ce sont des métiers qui ont la capacité de faire passer des messages, et la puissance de l’écrit ne peut naître que de l’intention préalable. L’écriture sur le web est aujourd’hui un vecteur d’influence à part entière, c’est comme lors de la guerre froide : les deux blocs créaient des radios, des journaux, des événements culturels pour séduire et faire passer des idées auprès d’une certaine cible intellectuelle, ce qui permettait ensuite de se positionner vis-à-vis du bloc d’en face ».
S’il est maintenant certain que n’importe quelle entreprise a tout intérêt à investir dans un patrimoine éditorial, par où commencer, et comment peut s’incarner cette production de textes ?
D’ailleurs… c’est quoi, un « bon » contenu ?
Qu’est-ce qu’un « bon » contenu ?
Autant dire qu’il y a sans doute autant de définitions que de professionnels de l’écrit, mais haut les cœurs !, on va tâcher de relever ce défi.
Victoria va droit au but : « Un bon contenu, c’est un contenu qui apporte de la valeur à sa cible, grâce auquel on va comprendre ou apprendre quelque chose. En soi, ça n’a pas besoin d’être révolutionnaire, ni expert ; mais c’est quelque chose qui doit marquer la différence. À titre personnel, je suis à fond dans le recyclage de contenus, on peut isoler des bouts pour en faire d’autres, je suis dans une logique d’optimisation sur le long terme : ce n’est pas parce qu’on publie un article que ça y est, on ne peut pas y retoucher. J’aime cette logique d’omnicanalité, de transformation ».
Et c’est précisément pour ça que l’on parle de patrimoine éditorial : comme tout patrimoine, les contenus hébergés sur un site se valorisent, s’actualisent ou se modifient au gré de l’actualité ou des métamorphoses numériques.
On pourrait donc déjà identifier deux critères : un bon contenu, c’est un contenu utile et vivant.
« Sur cette question de l’apprentissage, je considère que tout fonctionne ensemble » intervient Antoine. « Le but d’un contenu, c’est déjà de faire passer un bon moment au lecteur en lui apprenant si possible des choses. Par exemple, j’ai écrit un livre blanc avec une écriture à la fois stylisée et déjantée, eh bien ça a très bien marché, avec beaucoup de téléchargements, précisément je pense parce que ça sortait de cet aspect académique ».
Matthieu apporte sa pierre à l’édifice : « Pour moi, un bon contenu, c’est un contenu humain qui parle à un autre humain », précise-t-il. « On n’est pas des machines, ça, c’est le socle fondateur. Ensuite, il faut être capable de développer un positionnement et une différenciation : en quoi tu n’es pas pareil que ton voisin ? Plutôt que de se soucier des autres et faire pareil, en quoi t’es différent ? Quelles sont tes valeurs, qu’est-ce qui t’anime ? Un bon contenu, c’est donc assumer qui on est, ne pas avoir peur d’être polarisant ».
« C’est tout à fait ça » ajoute Marie. « Si t’es toujours consensuel, entre les deux, ça ne marche pas. Il est nécessaire d’avoir un devoir de vérité. Un bon contenu, c’est un contenu incarné, qui porte des choses, animé par des humains qui ont des valeurs ».
Résumons : un bon contenu, c’est un contenu utile, vivant, humain et incarné.
Poussons le raisonnement plus loin : faut-il basculer dans les extrêmes et rechercher à tout prix le contenu clivant pour créer cette fameuse différence ? Pour Émilie, les choses sont un peu plus compliquées que ça : « Dans la pratique, ce n’est pas possible, parce que certains décideurs ou certaines audiences sont frileux. Par exemple, les fonds d’investissement sont obligés de coller à une certaine image de marque ; dans le luxe aussi, même si l’on peut se permettre des choses décalées, on ne peut pas faire n’importe quoi, parce que derrière, il y a de gros risques, notamment financiers ».
Alors reprenons : un bon contenu, c’est un contenu…
Utile…
Vivant…
Humain…
Incarné…
Cohérent.
Bon, c’est pas trop mal. Si quelqu’un a mieux, filez nous envoyer un pigeon.
Nous reste à aborder une dernière question d’importance : comment les produire, ces bons contenus ? Quelle méthodologie, quels outils employer pour y parvenir ?
En d’autres termes :
Comment se professionnaliser aux métiers de l’écrit ?
Et hop, la boucle sera bouclée.
tl;dr : oui, écrire, c’est un vrai métier
Mettons d’abord à part le sujet des formations en rédaction web : nous en avons déjà parlé, et je n’ai pas l’intention d’en recommander une en particulier – pour l’excellente raison que je n’en ai suivi aucune. Désolé.
Et puis, beaucoup de ces formations traitent de rédaction SEO. On l’a vu, c’est devenu assez réducteur…
« J’ai principalement été formée pendant mes études universitaires » commence Victoria, « et j’ai bénéficié d’une importante transmission de savoir en entreprise, ça m’a beaucoup aidée. Ce qui fait qu’en arrivant sur le marché, je n’ai pas eu besoin de suivre de formation particulière pour apprendre le métier ; a contrario, je continue de me former en continu avec des podcasts, des échanges avec d’autres rédacs, la lecture de contenus… »
Les filières de la communication ou du webmarketing peuvent ainsi jouer un rôle fondamental dans le parcours des écrivants ; en soi, c’est assez logique. Comment devenir copywriter sans avoir quelques prérequis en marketing ? Ou comment exercer le métier de rédacteur web sans avoir un minimum de culture digitale – savoir ce qu’est Internet et le web, comment ça fonctionne, comment ont évolué les moteurs de recherche à travers le temps ?
Cependant, combien de « formations » n’abordent pas ces éléments indispensables ?
Un point sur lequel Émilie semble tomber d’accord : « Je pense que c’est important de se former sur le terrain ; on apprend beaucoup en regardant ce que font les autres. Je ne conseillerais donc pas forcément d’investir dans une formation de rédaction web, plutôt sur de la formation stratégique, de culture numérique. Et puis, ce n’est pas parce qu’on s’est formé un jour que c’est fini, les compétences éditoriales évoluent, le style, ça se travaille aussi ».
« Le problème de la formation », intervient Antoine, « c’est que ça dépend de plusieurs paramètres, et avant tout du profil de l’élève, car on n’a pas tous le même niveau d’avancement et donc d’exigence à un instant T. Si l’on n’y connait rien, des formations basiques peuvent tout à fait convenir afin de se lancer rapidement sur le marché ; mais attention, comme je le disais, ces compétences techniques et basales ne suffisent pas. Ce qui est déterminant, c’est la part de recul et d’esprit critique que l’on doit nourrir derrière, pour se désolidariser des « archétypes bon marché » et pour aller plus loin, tant dans la réflexion de fond que dans le travail d’écriture. Un travail sans fin ».
Pour Matthieu, l’équation est simple, c’est en forgeant qu’on devient maître forgeron : « Il faut s’astreindre à une discipline d’écriture, lire non stop, écrire encore ; plus l’input est qualitatif, plus l’output le sera. Une des qualités du copywriter, c’est sa capacité à s’intéresser à beaucoup de choses et de se nourrir de tout ce qui l’entoure ». En la matière, il a adopté à ses débuts une méthodologie peu orthodoxe : « J’ai recopié pendant trois mois, tous les midis pendant 30 minutes, des lettres de vente de Gary Halbert [ndlr : Coat of Arms], Jo Sugarman, Jay Abraham… L’idée, c’était d’imprimer neurologiquement leur chemin de pensée. À la fin, dans la sélection de lettres de Jo Sugarman dans Advertising Secrets Of The Written Word, j’étais capable de dire : « merde, son truc va crasher », avant même de connaître le résultat dans ses commentaires ».
Quant à Marie, elle rejoint la nécessité d’une formation continue à base de pratique régulière : « J’ai suivi quelques formations ici et là. Jamais exhaustives parce que cela n’existe pas. Certaines proposaient même une vision du copywriting que je désapprouvais totalement. Mais j’aime bien me confronter à ce que je ne veux pas pour mieux savoir ce que je veux. Je pense quand même que la meilleure formation en copywriting, c’est de beaucoup lire, tous les styles, tous les formats, tout le temps. De s’entraîner, d’oser et d’expérimenter sans cesse ». Elle poursuit sur le problème des nouveaux arrivants : « Parmi les gens qui débarquent sur le marché, un certain nombre n’est pas animé par ce petit truc, par ce quelque chose qui les différencie. Ils se fient trop à des templates, des méthodologies, mais c’est assez superficiel : il faut le goût des mots, de l’écriture. En fait, il faudrait que les gens qui ont un affect pour l’écriture sortent un peu du placard, qu’ils prennent la parole publiquement pour faire d’autres choses que les conneries qu’on voit habituellement ».
Me concernant, sans trop m’épancher sur ce sujet, je dirais que la formation idéale devrait conjuguer ces deux aspects : socle théorique pour bénéficier d’une culture numérique et de compétences techniques, puis pratique assidue pour se perfectionner au fil des mois, voire plutôt des années, avec spécialisation progressive vers les services que l’on souhaiterait proposer ultérieurement…
Car si une formation vous jure qu’au bout d’un mois, juré, craché, vous deviendrez rédacteur professionnel, vous avez quelques soucis à vous faire.
Un dernier mot pour la fin.
Il nous appartient à tous d’être vigilants sur nos métiers : d’accueillir avec bienveillance les nouveaux arrivants (il y a du travail pour tous, sincèrement), d’expliquer aux entreprises que, non, la « rédaction web », ce n’est pas écrire pour Google, de refuser de travailler pour des clopinettes (même si ce n’est effectivement pas toujours simple selon les situations…) ou de réaliser des « tests » gratuits, et plus largement, de se serrer les coudes.
Pendant des années, les Lettres ont été le laissé-pour-compte des entreprises.
Aujourd’hui, elles ont besoin de nous.
Alors on va gentiment prendre notre revanche, et contribuer tous ensemble à redorer notre blason.
Back to writers, tu as le livre du sociologue Bernard Lahire (624 pages):
https://www.editionsladecouverte.fr/la_condition_litteraire-9782707149428